Éditions Antisociales
  Pourquoi on manipule l'histoire
(Supplément au communiqué « Massacre à la tronçonneuse »)
 
  La maison d’édition milanaise Zero in Condotta, mise en cause par notre dernier communiqué pour avoir commis une scandaleuse censure politique dans l’une de ses récentes publications [1], a publié en ligne une maladroite tentative de justification [2]. Quoique cette « Réponse aux Éditions Antisociales » ne recule devant aucune dénégation, aucun mensonge, nous n’y aurions tout simplement jamais répondu, si elle ne tentait d’introduire en contrebande une grave confusion historique, que nous ne pouvons laisser passer.

Disons d’abord que nous avons tout de même été quelque peu surpris de voir des censeurs venir nous donner des leçons de dignité et de courtoisie ; et aussi de nous voir reprocher, dans un style caricaturalement juridique [3], notre prétendu esprit de tribunal.

Commençant par affirmer que son édition du livre de Nico Jassies (dont le nom est d’ailleurs dans cette « Réponse » systématiquement écorché en « Jasses ») est un modèle de transparence, Zero in Condotta s’empresse néanmoins de se défausser de toute responsabilité sur l’auteur et le « traducteur-réviseur » Antonio Senta, allant jusqu’à prétendre n’avoir fait qu’« accepter » leur proposition de « réduction de [la] postface et [d’]élimination des annexes » ! Outre qu’on se demande par quelle folie Nico Jassies aurait lui-même exigé de son éditeur la censure de son propre ouvrage, il n’est peut-être pas non plus tout à fait inutile de rappeler ici que tout éditeur est par principe toujours pleinement responsable de ce qu’il publie, et de comment il le publie. Il se trouve au demeurant que cette impudente calomnie de Zero in Condotta a été démentie par Nico Jassies en personne avant même que d’être formulée : il suffit de savoir en effet qu’il a été si parfaitement satisfait du livre publié en Italie qu’il a jugé nécessaire de faire paraître à Amsterdam une brochure censée lui servir de complément, traduction en italien – par le même Antonio Senta – de la première partie de l’adaptation qu’il avait faite pour le lecteur hollandais de sa postface initialement publiée en français [4].

Puis la maison d’édition Zero in Condotta prétend nous apprendre aussi à lire et à écrire : et peut ainsi nier être un « organe » de la Fédération Anarchiste Italienne, tout en reconnaissant qu’elle est née d’une décision d’un « Congrès de la FAI en 1988 », parce qu’elle « ne transmet pas constitutionnellement une ligne politique », sic ; ou encore assurer que le mot français « activiste » se traduit en italien par le mot « militante », de la même manière que le mot « militant » doit sans doute se traduire par « attivista », puisque les deux mots n’en seraient en vérité qu’un seul dans cette pauvre langue italienne.

Nous en arrivons à ce détail historique que nous évoquions plus haut, et qu’on nous oppose comme étant la preuve ultime de notre analphabétisme caractérisé : nous avons écrit dans notre communiqué que la préface d’Antonio Senta à l’étude de Nico Jassies est « d’une telle indigence qu’elle parvient à présenter le désolant Libertaire comme un journal qui aurait défendu Van der Lubbe, quand c’est bien sûr tout le contraire, et qu’il suffit d’avoir lu le livre de Nico Jassies pour le savoir » ; et Zero in Condotta de citer triomphalement l’assertion d’Antonio Senta selon laquelle Le Libertaire, mais aussi l’organe de la CNT espagnole Solidaridad Obrera, avaient été « plus que réticents à déclarer leur propre solidarité envers l’auteur de l’attentat ». Mais qu’a voulu dire exactement Senta ? Le lecteur doit-il comprendre que Le Libertaire et Solidaridad Obrera se désolidarisèrent franchement de Van der Lubbe, ou au contraire qu’ils auraient fini par se rallier au point de vue de ses défenseurs, après une période de doutes et d’atermoiements ? C’est cette dernière lecture que nous avons faite spontanément [5] ; mais si l’on en croit maintenant Zero in Condotta, il est évident que Senta voulait dire que ces deux journaux n’ont pas défendu Van der Lubbe ; ce qui revient à lamentablement salir la mémoire des anarchistes espagnols. Citons donc une fois de plus un témoin particulièrement autorisé, puisqu’il fut le principal animateur de la campagne internationale pour la défense de Van der Lubbe : « la presse libertaire des pays latins nous était généralement ouverte, à l’exception du Libertaire (…). Soli [Solidaridad Obrera] à Barcelone, se faisait honnir par La Batalla de Maurín comme “complice de la provocation nazie” » [6]. Il est vrai que Solidaridad Obrera ouvrit ses colonnes à l’un ou l’autre article défavorable à Van der Lubbe ; mais il apparaît hors de doute que ce journal répercuta aussi avec courage – il en fallait – le point de vue du Comité International Van der Lubbe. Le Libertaire au contraire, entama le 17 mars 1933 la publication d’une série d’articles écrits par Prudhommeaux lui-même, publication à laquelle la rédaction mit fin brutalement deux semaines plus tard, se justifiant par ce seul commentaire lapidaire : « NDLR. Nous ne partageons pas le point de vue de notre camarade A. P. Il nous apparaît au contraire que Van der Lubbe est bien un agent d’Hitler. » [7] Le Libertaire ne dévia plus de cette ligne, qui allait bientôt l’entraîner dans un abîme sans fond de reniement et de compromission. Comment peut-on donc mettre aujourd’hui dans le même sac, sous la même vague étiquette « plus que réticents à déclarer leur propre solidarité », la fameuse Soli – qui certes ne doit pas échapper à une juste critique de ses positions, mais qui en définitive ne hurla pas non plus avec les loups du stalinisme et de la démocratie bourgeoise – et ce torchon opportuniste que fut Le Libertaire ? Ce confusionnisme a-t-il pour fonction de dénigrer gratuitement la CNT espagnole de cette époque ? Ou bien, ce qui est à nos yeux infiniment plus probable, de réintégrer en quelque sorte Le Libertaire dans la bienheureuse communauté des anarchistes, où tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes libertaires, et où les divergences et les polémiques seraient par définition trop insignifiantes pour mériter qu’on en tire jamais la moindre conclusion ? On notera à ce propos que Senta ordonne ses « recherches historiques » selon un plan dont le grossier manichéisme crève les yeux : d’abord un paragraphe sur les méchants marxistes, suivi d’un paragraphe sur les gentils anarchistes. C’est si simple, l’histoire ! [8]

En fait, on comprend bien que c’est seulement en gommant les plus âpres conflits qui ont eu lieu dans le passé au sein du mouvement libertaire que l’on peut tenter aujourd’hui d’étouffer les conflits du présent : d’abord parce que ce passé mythifié, voire falsifié, est la seule chose qui autorise encore de légitimer l’existence parasitaire de micro-bureaucraties « anarchistes », telles que la FAI, qui prospèrent sur le fumier de quelques minorités syndicales ; ensuite parce que ces micro-bureaucraties ainsi pérennisées ont leur rôle dans le spectacle contemporain, pour éloigner les rebelles des problèmes trop brûlants du présent et traiter en pestiférés ceux qui cherchent malgré tout à y faire face – parce que la résolution de ces problèmes doit nécessairement passer par la liquidation de ces vieilles formes d’organisation. En ceci, la maison d’édition Zero in Condotta est l’exact reflet – on n’ose dire l’organe – de ce qu’est aujourd’hui la FAI, lorsqu’elle termine sa « Réponse » en nous traitant de tous les noms, et notamment d’illuminés et de faussaires, avant de conclure pitoyablement en avouant ne rien vouloir entendre du 11 septembre, ni de l’insurrection de juillet 2001 à Gênes, ni même de toute l’histoire récente de l’Italie. L’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bourgeois aura été pendu avec les tripes du dernier bureaucrate.
  Paris, août 2008
Éditions Antisociales
  1. Voir « Massacre à la tronçonneuse. Communiqué des Éditions Antisociales à propos de l’édition italienne du livre de Nico Jassies sur Marinus van der Lubbe et l’incendie du Reichstag », publié sur notre site Internet, à l’adresse :
http://www.editionsantisociales.com/massacre_a_la_tronconneuse.php ▲ [retour]

2. On la trouvera, entre autres endroits, à l’adresse : https://roma.indymedia.org/node/4260 ▲ [retour]

3. « … nous tenons à préciser ce qui suit : », points-virgules à la fin des paragraphes (!), « Ceci précisé, … » Même quand il se déguise en « anarchiste », on reconnaît le bureaucrate à son attirance irrépressible pour le ton et le style d’un Journal officiel. ▲ [retour]

4. Dall’incendio del Reichstag a oggi. Come si manipola la storia, Amsterdam, Edizioni il Cane Arrabbiato et Edizioni Atemporali, août 2008. Nous ne critiquerons ici ni les intentions ni le contenu de cette brochure, dont nous n’avons pas encore pris connaissance. ▲ [retour]

5. Senta écrit dans la phrase qui précède immédiatement qu’il s’agit bien ici de ceux qui « avaient nourri des doutes sur le geste de l’incendiaire ». Nous allons voir ce qu’il en fut en réalité des « doutes » du Libertaire. ▲ [retour]

6. Lettre d’André Prudhommeaux à Helmut Rüdiger du 10 novembre 1959, publiée en annexe de l’édition française du livre de Nico Jassies (citation p. 157). Si Senta, qui évidemment connaît ce document, voulait entreprendre de contredire Prudhommeaux, il lui fallait tout de même apporter quelques solides éléments de preuve à l’appui de sa thèse iconoclaste. ▲ [retour]

7. On peut trouver sur Internet cette série interrompue d’articles, intitulée « L’ordre règne en Allemagne. Le bilan de douze ans de “bolchevisation” du prolétariat allemand », à l’adresse :
http://henrialberti.blogspot.com/2007/07/uneboucle-dans-la-boucle-annexe-andr.html ▲ [retour]

8. Et c’est encore plus simple quand, au lieu de donner les références précises des archives consultées, on se contente (p. 10, note) d’inviter le lecteur italien à se rendre à l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam pour fouiller au hasard dans les archives de la presse italienne en exil. Qu’on se rassure : même sous Berlusconi, il n’est pas besoin de s’exiler à Amsterdam pour pouvoir lire l’admirable journal que fut L’Adunata dei Refrattari, dont le seul nom provoque chez les bureaucrates « anarchistes » tics, affreuses grimaces et contorsions obscènes. ▲ [retour]
 
 
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